DU MOT MOINDRE ET DE QUELQUES UNS DE SES AVATARS LES PLUS COURANTS



Il y a tout un tas de choses à propos desquels il me serait rigoureusement impossible d'écrire le moindre mot, disait Luigi Éden-Théa. Je ne sais strictement rien des progrès de la médecine en Inde au XVIIème siècle… Je suis incapable de citer trois, deux voire un seul poète coréen contemporain… Je ne comprends rien aux effets climatiques déclenchés par ce El Niño et sa soi-disant petite sœur… Je ne parle pas japonais… Je ne parle pas peul… Je ne parle pas luxembourgeois et je ne parle même pas alsacien… Je ne sais pas faire la fameuse purée de Joël Robuchon… Je ne sais pas ouvrir les huitres… Et il y a tout un tas de livres dans ma bibliothèque que je n'ai pas lus jusqu'au bout, que je n'ai pas lus du tout, disait-il. Pourtant, pourtant ! sans vanité aucune, je sais bien que, même à partir de là —c'est-à-dire du rien, du vide du creux qui m'étreint à l'instant même— je pourrais écrire un truc, tout un texte —un textule— avec des pleins et des déliés dedans, des mots et des mots et des mots mis ensemble pour se faire plaisir, passer un petit moment entre amis à grignoter des tapas ou à boire l'apéritif autour d'une feuille blanche. Je le sais ça, disait Éden-Théa. J'ai ça dans les mains. Mais bien loin de m'en sentir toujours capable, nanti de je ne sais quelle forme de momerie littéraire digne d'un fort des halles je sais aussi que le contraire est vrai. Que je passe mon temps à écrire avec une gomme, à effacer, à brûler mes vaisseaux et à oublier d'écrire… C'est simplement le fait de jouer, c'est tout, disait-il. Il se fait qu'en ouvrant la bouche, en allumant l'ordinateur ou en pointant la plume je voie la possibilité d'un tapis se dérouler devant moi, celle d'un escalier surgir, et celles de phrases entières perforer la croûte épaisse du réel, et toutes armées jaillir de la cuisse du fragment ordinaire, de celle de la fraction de seconde ou de l'anfractuosité silencieuse. Il ne s'agit pas d'écrire à partir de l'impossible. Il ne s'agit pas de dire l'ineffable. Il s'agit juste de partir. De faire-fable. Et telle une puce sur un chien, il s'agit de sauter sur le moindre mot et de gagner son sang quotidien, disait-il.

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