TENTATIVE DE DESCRIPTION



Au premier plan, le sable est assombri par les traces de pas. Il a été martelé toute la journée, et il occupe un bon cinquième de la vue. À la frontière des deux éléments, le mouvement de la mer est saisi par l'ourlet d'une petite vague, qui se replie sous elle-même en laissant l'ombre parfaite d'une lèvre sur le sable humide. Quelques mètres plus loin se dresse le personnage principal de la scène. Il est presque au milieu de la vue, il porte une partie du paysage sur ses épaules, sur sa tête et dans, sa tête. Il a de l'eau jusqu'à la taille ou presque, et l'on se demande ce qu'il fait là. La forme de son corps, la présence muette de son dos posent tout un tas de questions. Va-t-il nager par exemple ? Va-t-il partir et revenir ? Va-t-il vivre, va-t-il mourir…

Au second plan, une nouvelle vague est déjà là, qui ourle et menace la précédente. Fermement arrimée dans tout le sens de la largeur, elle barre en deux la dimension de la baie. La surface de la baie est couverte d'une peau bleue animale, vibrante et uniforme qui peine à l'accroche des derniers rayons du jour. À droite, ce godillot maçonné n'est que l'amorce d'un édifice militaire induisant l'idée de glacis ; point de vue, stratégie, ennemis où le vent se plaît toujours à chanter. Sur la gauche, cette poitrine asymétrique couverte de pins et de cyprès, et dont on l'œil éloigné est incapable de savoir s'il s'agit véritablement d'îles ? Même si villas, hôtels et autres bâtisses y sont à la fin déchiffrables. Aux pieds de cette hypothèse féminine et géographique, minuscule, blanc : un bateau de plaisance est au mouillage. Plus au large, au bout du godillot, la barque de pêche d'un vieux pécheur —pourquoi vieux ?— est déjà prise dans le filet de la nuit. Plus loin encore, quelques bouées semblent indiquer l'entrée de la baie à moins qu'il ne s'agisse d'écueils saillants plantés dans la lumière morte. Enfin, le dernier quart de la vue consacre le ciel et ses ébats oarystiques avec le soleil. La ligne d'horizon flotte entre deux bleus, derrière lesquels le monde entier, bascule.

Dans la profusion du soir, néanmoins, une trame violette —indescriptible— transparaît en filigrane et monte horizontalement vers le personnage et vers nous.

On dit ici que : Le ciel vient de prendre sa très précise couleur de prune…

ma chère..



ma chair est revenue

doucement

recouvrant l' os

tendre et.

moelleuse, matière brune

qui me brule

vit

mes sens aiguisent mon ame....

ma chère.

HAINE DE PEAU & SCIE





C'est ça pourquoi je t'imagine à traits rouges,

Reflet du trou dans mon organe malade,

Ses valves déficientes qui fuient.


Je la salirai ta peau trop blanche.

Pas de sentiment sans vif,

J'arracherai la peau de ton visage avec des baisers.

LA GRANDE BOUFFÉE D'AIR




Respirer, ouvrir, fermer, manger, boire, respirer, mouiller, goûter, dégoûter, fuir, respirer, lire, manger, boire, regarder, respirer, relire, fermer, ouvrir, dormir, respirer, rêver, lire, relire, rouvrir, respirer, rêver, lever, enlever, embrasser, respirer, sucer, pisser, déféquer, éjaculer, respirer, manger, boire, dormir, rêver, respirer, respirer, respirer, respirer, respirer…

BLEUGE

"L'amitié hépatique est parfois une pilule à avaler ; rouge."

mot n°31 de Ka.


SANS TITRE




Je pense à vous, en ce jour, en une image, ou deux, ou trois...

ENCRE BLANCHE



J'aime la neige parce que, quand elle se pose sur le paysage comme ça, on dirait qu'elle choisit de révéler les choses, disait Luigi Éden-Théa. Elle semble avoir ce don de faire parler les éléments de la nature, ces choses visibles mais amuies, ces ombres sans soleil qui se redressent à son passage. J'aime la neige qui se révèle elle-même, texte fantôme enfermé derrière des barreaux noirs et blancs comme dans une estampe japonaise, disait-il. Les éléments du paysage sont un à un détourés par les couches de neige. On dirait de petites icônes dépassant d'elles-mêmes ; taches de papier sur du papier. La neige avance en profondeur. Elle fait monter tout en tombant. Les choses se redimensionnent sous nos yeux, le toit s'épaissit, le jardin se dédouble, chaque arbre déborde peu à peu d'un autre arbre, un arbre fantomatique comme une révélation photographique, un mirage. Et ce n'est pas ici qu'une affaire de raffinement, disait Éden-Théa. Il n'y a pas d'aboutissement ni de perfection sûre dans ces petites épiphanies floconneuses. J'ai le sentiment qu'il s'agit surtout de contrastes ! D'une contradiction à l'état brute, tombée durant la nuit et que l'aube émerveille d'une question neuve encore embuée de sommeil. Ce contraste, cet écart apparaissent précieux comme semblant immotivés. C'est là que la neige me touche, disait-il. Dans la clarté obscure de sa révélation par la fenêtre. Dans la boule humide et collante qui roule à l'envers dans le paysage mental. La neige d'aujourd'hui ne tombe jamais seule dans le jardin. Elle s'accumule aussi sous le crâne, dans ces zones aphones de la mémoire et de l'oubli. La preuve en est que même en image, même esquissée sur une mauvaise reproduction d'Hokusaï accrochée au mur d'une salle d'attente, je sais que j'ai toujours envie de toucher la neige, disait Luigi Éden-Théa. Envie de fringale, et de l'exprimer lentement entre ses doigts, comme un fruit mûr, un désir estival, un souvenir d'enfance disait-il.

LE POLYSTYRÈNE



Pourquoi de gauche de droite et de noir ou de blanc, disait Luigi Éden-Théa. Pourquoi comme ci et comme ça, en haut ou en bas c'est épuisant à la fin non… Et au début aussi ! On a tous appris à l'école qu'il y a une infinité de chiffre entre 0 et 1, disait-il ! Et moi je te dis qu'il y a une infinité de points entre une extrême et l'autre ! Une infinité de tons entre le rouge et le bleu ! Une infinité de moi entre le moi d'avant et le prochain moi ! Je ne suis pas réductible à la vision bivalve, disait Luigi Éden-Théa. Je ne suis pas un coquillage ! Je ne suis pas non plus une bouche d'ombre, aux contours coupants, ne se définissant que par sa fracture noire, son abîme grandit par tous les jours et par les os blanchis des morts. Si tu veux être ça, disait-il, c'est ton problème ! Si tu ne veux être que ça, c'est vrai que c'est un problème et, sincèrement, je te plains ! Mais si tu veux que moi, que lui, que les autres soient comme ça et soient comme toi, là je te dis non, deux fois non et une infinité de non… Je sais bien que tu te fous de ce que je vais te dire, et que tu ne t'intéresses pas plus à ça qu'à la littérature ou au rock français disait Éden-Théa ! Mais je te le dis quand même ! Et même, je te le dis exprès. Voilà ! Dans les portraits rigoristes du flamand Franz Hals, dans ces fameuses trognes de commerçants et autres notables Anversois qui ressemblent d'ailleurs tellement à tes amis, à tes proches et à tes conseillers… et bien figure-toi que dans cette représentation exemplaire de la bourgeoisie triomphante des villes marchandes, dans cette visibilité altière du capitalisme en marche vers les toutes les découvertes et toutes les révolutions, il se trouve qu'en y regardant de plus près on a remarqué, puis on a dénombré —pas découvert ! ça, c'est une expression de vaniteux, de trogne justement— qu'il y avait parfois jusqu'à quatre cents nuances de blanc dans une seule toile… Tu imagines ? Tu vois, ce que je veux dire disait-il ? Et bien, même si elles n'étaient pas consubstantielles au personnage représenté, ce qui tendrait à te donner raison, ce que je te dis là c'est que quelqu'un les y a mis ! C'est tout…

LE TUNNEL DU NOM



Tout ce qui se passait du côté de son oreille droite prenait désormais des proportions un peu inquiétantes. Les sons du quotidien ni les rumeurs de la ville ne lui advenaient plus normalement, symétriquement répartis dans chaque oreille comme dans les jambes la marche. Au début très vagues, lointaines et comme épaissies de brouillards historiques ou géographiques, des choses de plus en plus précises venaient se loger dans la conque de son oreille droite, et jamais dans l'autre. Le médecin lui demanda s'il y avait des antécédents familiaux ? s'il avait des problèmes de déambulation ? s'il buttait parfois dans les trottoirs ou les escaliers ? s'il était récemment tombé ? Il lui demanda aussi s'il dormait bien ces temps-ci, et s'il se souvenait de ses rêves ? Enfin il lui conseilla de prendre quelques pilules, de dormir sur le dos et de consulter un spécialiste si les symptômes persistaient…
Mais c'étaient surtout des cris. Au début non, juste des bruits inquiétants. Mais maintenant ce n'était plus que ça. Des cris animal, des déchirements de gorge et au-delà, de corps entiers qui semblaient souffrir et se défaire, et dont les sons montaient se mélanger comme des liquides dans la vasque de son oreille droite. Un véritable vacarme d'abattoir, de bataille antique à cheval ou de guerre dans les marais. Et depuis quelques semaines il y a avait ces voix. Il entendait, clairement, des voix humaines et plaintives se hisser sur le monticule des cris atroces et informes. Cette nuit après les cris et après les déchirements, il avait pour la première fois perçu d'étranges et souples respirations. Des respirations humaines, portées à son oreille droite par un vent brûlant comme envolées des Enfers. Comme les échos d'un souffle certain, aussi lointain que la naissance et aussi proche que la mort. Et il avait beau se frotter violemment l'oreille en la rougissant de son auriculaire droit, mais les respirations y demeuraient ; vivantes. Et puis c'est arrivé. Et c'était ce matin. Comme les autres passagers du train plongés dans leur lecture, leur écoute MP3 ou leur pensée flottante, lui disparut soudain dans son oreille droite pour n'en jamais plus revenir. Une voix humaine, une voix venue de là-bas et qu'il connaissait bien avait enfin prononcé un mot. Un premier mot. Et ce mot était son nom.


L'image où j'ai le plus de chance d'être est dans celle qui n'existe pas.

DU MOT MOINDRE ET DE QUELQUES UNS DE SES AVATARS LES PLUS COURANTS



Il y a tout un tas de choses à propos desquels il me serait rigoureusement impossible d'écrire le moindre mot, disait Luigi Éden-Théa. Je ne sais strictement rien des progrès de la médecine en Inde au XVIIème siècle… Je suis incapable de citer trois, deux voire un seul poète coréen contemporain… Je ne comprends rien aux effets climatiques déclenchés par ce El Niño et sa soi-disant petite sœur… Je ne parle pas japonais… Je ne parle pas peul… Je ne parle pas luxembourgeois et je ne parle même pas alsacien… Je ne sais pas faire la fameuse purée de Joël Robuchon… Je ne sais pas ouvrir les huitres… Et il y a tout un tas de livres dans ma bibliothèque que je n'ai pas lus jusqu'au bout, que je n'ai pas lus du tout, disait-il. Pourtant, pourtant ! sans vanité aucune, je sais bien que, même à partir de là —c'est-à-dire du rien, du vide du creux qui m'étreint à l'instant même— je pourrais écrire un truc, tout un texte —un textule— avec des pleins et des déliés dedans, des mots et des mots et des mots mis ensemble pour se faire plaisir, passer un petit moment entre amis à grignoter des tapas ou à boire l'apéritif autour d'une feuille blanche. Je le sais ça, disait Éden-Théa. J'ai ça dans les mains. Mais bien loin de m'en sentir toujours capable, nanti de je ne sais quelle forme de momerie littéraire digne d'un fort des halles je sais aussi que le contraire est vrai. Que je passe mon temps à écrire avec une gomme, à effacer, à brûler mes vaisseaux et à oublier d'écrire… C'est simplement le fait de jouer, c'est tout, disait-il. Il se fait qu'en ouvrant la bouche, en allumant l'ordinateur ou en pointant la plume je voie la possibilité d'un tapis se dérouler devant moi, celle d'un escalier surgir, et celles de phrases entières perforer la croûte épaisse du réel, et toutes armées jaillir de la cuisse du fragment ordinaire, de celle de la fraction de seconde ou de l'anfractuosité silencieuse. Il ne s'agit pas d'écrire à partir de l'impossible. Il ne s'agit pas de dire l'ineffable. Il s'agit juste de partir. De faire-fable. Et telle une puce sur un chien, il s'agit de sauter sur le moindre mot et de gagner son sang quotidien, disait-il.

CAMINANDO



À partir de là, la notion d'art pour l'art n'a donc plus aucun sens, disait Luigi Éden-Théa. Et puisqu'une forme choisie ne l'est plus que pour accueillir, le texte littéraire, s'il est art, n'est jamais qu'une terre d'asile, un marais susceptible, un vase capable de cueillir n'importe quel parfum, n'importe quelle odeur, n'importe quelle humeur frôlée par la vie comme par la mort. L'eau carrée d'un port ne choisit pas les coques qu'elle mouille et balance contre la pierre polie, disait-il. Dans sa vague stagnante, se mêlent ainsi sans partage les eaux usées et les élixirs marchands. Même crasseuse, même poissant les doigts comme jadis à l'encrier cette eau se veut lustrale et digne d'ablutions. L'acte d'écrire n'est pas que représentation, pure présentation au temple et salve d'icônes à révérer. Mais il demeure proche de la prière. On se moque de savoir si c'est beau, disait Éden-Théa. De savoir si c'est plus ou moins beau, plus ou moins nouveau, révolutionnaire ou génial… Ce qui importe c'est que ce soit bon, c'est tout disait Éden-Théa. Bon ? Ce que je veux dire c'est bon à quelque chose, c'est tout ! Bon à manger si vous voulez. Bbon à boire, bon à écouter, à respirer, à goûter. Bon à vivre en somme. Une vie toute de bonhommie vêtue. Un vécu lié relié à ce qui l'entoure, et qui fait sortir de chez soi, sortir de soi comme on sort de sa chambre ; la position de vieux fœtus voûté sur son papier. Littéraire ou pas, une telle écriture sera sociale, ou elle ne sera pas. Et peu importe qu'elle le soit à sa manière, toute seule, isolée parfois tel un arrêt de bus en tôles planté au milieu de nulle part. Si elle l'est c'est comme une route. Et une petite route de campagne, sans éclairage public, sans bas-côtés stabilisés, sans signalisation horizontale et sans horizon du tout mais, c'est encore une route, disait-il.

LE MYSTÈRE DES MYSTÈRES


Les mystères ne se désépaississent pas systématiquement avec les brumes matinales. Chaque matin, je retrouve ainsi ma couverture roulée sur le côté droit du lit. Et je ne sais pas pourquoi ? Je n'ai pas l'impression de me retourner plus dans ce sens que dans l'autre. Je n'ai pas la certitude que mon cerveau agite plus la machine à rêve dans ce sens que dans l'autre. Je n'ai pas le sentiment d'être d'un côté ou d'un autre. J'ai regardé dix mille fois sous le lit, rien ! J'ai étudié l'état du plancher ! L'inclinaison du sol ! J'ai tout essayé mais rien n'y fait ! Le rouleau couverturé termine toujours son boudin au pied droit du lit. Je ne sais pas… Lutins, farfadets, acariens sur-vitaminés ou surcharge pondérale de la poussière accumulée non, je ne sais pas. Je pourrais peut-être dormir du côté gauche —comme si je n'y avais pas pensé—. Mais alors qui me dira pourquoi, demain matin, ma couverture aura roulé sur le côté gauche du lit, toute seule, et avec toute son autonomie létale, nocturne, et mystérieuse ?


Bon, j'ai toujours pas d'image pour ces mots. Ca viendra peut-être. Mince, encore du travail alors!
—> pourtant y'en avait une hier ? Avec le texte d'un autre… Tu aimes ça hein : mettre et démettre ! Faire et effacer… T'as raison ! c'est comme de jouer au légo ! en tout cas, moi, c'est ce que je préfère. (t'es pas OBLIGÉ de mettre une image d'ailleurs ! mais c'est vrai que t'as fait fort avec la précédente ) Ou alors va voir chez Ka, who knows… Salut et fraternité !


Je sais pas, quelque chose me gênait un peu. Qu'il ne le sache pas je crois.
En réalité, j'efface très rarement, et dans les jours qui viennent. Sauf une fois, tout un blog que j'ai effacé jour après jour, presque comme sa construction.
Ce qui devient rare, c'est que tes textes me posent problème pour trouver une image! Avant j'attendais, maintenant c'est chaque fois. Il me semble qu'ils aient trouvés un calme, une lumière, un gain sur le mordant. C'est toi qui fait fort!
Oui, Ka, je voulais t'en parler, son projet. Tu connaitrais du monde sur Stras pour qu'elle vienne exposer ici? Ca serait vraiment super de rendre cela possible. Je connais pas grand monde, et je sors pas... La galerie brulé, je vais essayer, mais c'est accroche classique chez elle.

Mouais... Y a que moi qui bosse, ici. Ka! Help!
M'en vais remettre les coms pour être prévenus. C'est pratique finalement.
Ciao

LE DERNIER COMBAT



L'étendue du doute paraissait infinie avec l'océan. Ses jours comme ses nuits étant habités par de puissantes ombres et les souvenirs d'un monde englouti, il n'y avait plus dans le chaos de sa tête qu'une seule et unique réalité possible : Les récifs, en face du
Dingle. Antique posture du globe terrestre et appendice tectonique trilobé, cette postulation psychique éclatée de sa mémoire était seule capable d'envahir son corps entier, depuis la racine des orteils jusqu'au vent chassant dans les zones corticales. C'était sur ces pointes fines, sur ces stalagmites géantes que reposait désormais, en équilibre instable, son Saint-Graal ; défi pour tout ce qui restait. Trois îlots pentus, sertis entre deux nuits plus précises et profondes que des idées, formaient désormais la preuve que tout ce qui avait eu lieu jusqu'ici, tout ce qu'il avait fait refait et enduré par milliers de fois, ne l'avaient pas été en vain. Que c'était vrai ! C'était bien réel, et avait la forme le fond et le sommet d'un triptyque de pierres antédiluviennes, plantées-là en aiguilles dans un chaos permanent de vagues tout en spirales. Ces récifs, ce triangle de granit et de nuit résumaient l'étendue de son existence et le vertige de son doute. J'ai grandi aux bords de ces mêmes précipices, se dit-il. Il se sentait happé. Pris, aux épaules au ventre aux cuisses et poussé dans le vide. Ici les lieux agissent comme des dieux. Ils exercent une captation de l'âme, un exorcisme amoureux usant d'un philtre totalisant, mélange informe de paysage et d'éléments, de sentiments suggérés par vagues et de souvenirs d'enfance détissant leur brume natale. Un rapt, doux et violent. Une réalité-rêve qui monte et qui descend. Un diamant brut, divisé en trois dents de charbon. Triple signal de cette perfection gravée dans l'agir. Dans la vampirisation du maintenant.

AU LAOSTHAN





Au Laosthan on aime beaucoup les enfants, mais on aime encore plus le pain. Là-bas ils font du pain qui ressemble à du flan. À d'énormes flans cuits sur des plaques de fer noir qui durcissent sous des coulées de lave dorée brillante et craquelante laissant paraître, par endroit, une mie crémeuse au travers d'une croûte cuivrée. Chacun fait le pain à son tour pour toute la famille. À midi, les enfants, les oncles et les tantes, les cousins, les cousines, les parents plus ou moins éloignés viennent chez l'un ou chez l'autre chercher son morceau de pain pour la journée. Il n'y a pas de cuisine pas de salon, pas d'entrée ni de terrasse dans les demeures du Laosthan. L'architecture serait plutôt tout en longueur, avec une chambre ou deux dans le fond et des commodités. Le poêle où cuit le pain flanique est situé près de la porte, et dès le bon matin, des fumées de cuisson s'entortillent autour de la façade en faisant des mouvements de sémaphore. L'odeur du pain se répand dans les venelles du village, monte et se mêle aux autres odeurs de pain, aux pains des autres familles mordorant l'espace public. Les enfants aiment venir chercher le pain qu'ils grignotent en rentrant lentement au foyer. Ils en profitent pour passer par les chemins creux, les bords de l'eau et les lisières de forêt. Arrivés aux étangs, ils jettent alors des cailloux aux grands oiseaux gris-bleu qui coulissent à la cime des montagnes enneigées reflétées par les eaux. Ils se font disputés comme ils arrivent en retard, et que toute la famille attend son pain en sirotant la soupe. L'enfant-pain entre dans un nid de regards venins. Il est d'abord mangé puis complètement dévoré en racontant comment, oui ! à l'étang parmi les herbes hautes les cimes et les neiges gris-bleu et… Là ! Sur la pierre grosse… Il a oublié le pain ; dernier festin pour les grands oiseaux.

PETITE ÉMOTION PÉTROGRAPHIQUE



Le ciel vient de prendre cette très précise couleur de prune. Au moment de quitter la plage, ses yeux tombent une pierre. Un œuf gris perle, aplati, que l'on peut faire tourner entre ses doigts. Son contact est infiniment agréable. La pierre a conservé la part moelleuse et chaude du jour, et sous sa forme atténuée de jardin simplifié, gît la fontaine d'un soleil amoindri. Avant de rouler dans sa main, elle s'est laissée lisser au contact des siècles et des tempêtes, des milliers de marées et d'éboulements, des morts lentes des falaises et des naissances, au loin, des chapelets d'îles désertes. Cette petite pierre est la preuve vivante d'un combat féroce et fondateur, d'un roulement perpétuel des rythmes géophysiques qui trouvent leur forme définitive dans l'atoll de chair humaine qui la soupèse, la fait soudain flotter dans les éléments inconnus que sont l'air, le ciel, la couche suspendue de l'Univers où brille et sombre dans les zones langagières le nom sacré de pierre. Son volume semble fait pour les reliefs de la paume. C'est comme si, en la touchant, en la prenant elle devenait aussitôt précieuse, ouvragée, voire digne d'être chantée. Il y a des vagues fixes qui valsent, dessinées, à sa surface polie. De grosses et blanches veines qui tracent des deltas, des rivières et des bras morts où pourraient se perdre des expéditions coloniales, des voyageurs romantiques et des regards curieux. En y regardant de plus près, elle n'est que courbes, lignes méandreuses rappelées de la mémoire de fleuves avançant dans les strates calcaires des paysages d'amont. Un savant réseau de traits forts, ou modestes qui, si on devait les prolonger, ne correspondraient à rien d'autre qu'aux ourlets de sable cousus par le vent sur le tapis de la plage, aux courbes des dunes, aux linéaments des pins ensablés, aux rainures des écorces, aux courses mécaniques des insectes fouisseurs, aux sillons des labours, aux bords tirés par les voiliers, aux cordages entrelacés sur les ponts, aux cartes anciennes, aux parallèles et aux méridiens qui encagent la planète dans une invisible résille, aux réseaux hydrographiques des continents, aux artères sinueuses de la vieille ville, aux allées du cimetière, au loin, sur la colline, aux croisements célestes des lignes électriques, aux fissures des plafonds de sa chambre d'hôtel, aux lierres des façades XIXème, aux glycines des balcons, aux veines qui germent sous les pieds, aux plis évolutifs des corps, aux rides effilées de son visage et jusqu'aux lignes de sa main qui, tout à l'heure, rangera cette petite pierre sur une étagère. Et dès qu'il lui aura trouvé un nom, dès qu'il l'aura baptisée sous les croisées d'ogives de sa tête, trouvera donc sa place dans la collection. Elle trouvera en même temps une proximité de valeur, comme un livre serti d'autres livres, un souvenir étayant d'autres souvenirs, une émotion brillant dans le miroir d'autre émotions. On raconte que, jadis, aux enchères communales de bonne ville Delft, certains coquillages rares, certains papillons exotiques venus d'Inde ou de Malaisie, se vendaient et s'achetaient bien plus cher que les petites toiles mélancoliques d'un certain Monsieur Vermeer…

ADAM & THE ANTS



Encre nomade faisant monticule

Des lettres s'échappent en colonnes régulières

Allongé dans l'herbe

Le grand livre ouvert des fourmis.



Emporté, j'ai vu qu'il manquait
une note
à partir de ce doute.



DREAM ON


Peinture de Ka

Le rêve est une forme de désir très puissante, disait Luigi Éden-Théa. Et cette puissance, qu'il tire du réel, il la ramène au réel sous une attraction moutonnière, qui éclate au sol comme une bombe à eau. Il n'y pas grand chose de plus prégnant qu'un rêve, disait-il. Rien de plus touchant. Quoi ! une sensation… mais elle n'a pas cette durée du rêve. Une passion alors… Oui, mais c'est encore un rêve non ? Qu'y-a-t-il de plus réel que mon rêve lorsque je le rêve ou, lorsque je le raconte ? Rien, à part sa dissipation sûre, sa mort subite écrite en lettres fluorescentes dans le noir de l'existence. C'est là tout ce que le rêve, n'importe quel rêve, induit en soi. La force de mon rêve, c'est précisément de me convaincre de ce quelque chose, de cette faiblesse intrinsèque et finie qui le condamne pourtant. La faiblesse du moindre de mes rêves est monumentale. Elle a la force guerrière du réveil. Elle est envahissante comme une énorme statue de marbre dans un petit jardin. Cette puissance faible aussi expressive que ridicule, comme toute définition de l'être humain. Mais rien ne réduit les arcanes ni les formes du rêve, qui ne sont pas obligatoirement subtiles, complexes ou abandonnées, mais cognent à la porte de manière expressionniste, monstrueuse parfois, disait Éden-Théa. Mais voilà que je remplace le mot rêve par le mot de "fiction" ou celui de "littérature". N'entrevoit-on pas alors, une dimension unique dans toute sa splendeur paradoxale ? Une seule, petite, facette de l'unidimension ? C'est un éclat du réel qui ressemble à tout et à tout le monde, et qui se mire dans le rêve comme dans un miroir brisé. Ce ne sont peut-être que des bouts de charbon, disait-il. Peut-être. Mais au fin fond de la mine, ils ont côtoyé des diamants.

INTRODUCTION AUX ŒUVRES COMPLÈTES DE LUIGI



Les zones précises où ranger ses projets, flottaient dans le crâne de Luigi Éden-Théa comme les restes boisés d'un naufrage sur une grève inconnue. Petits astéroïdes mentaux, ils ricochaient entre les parois de sa tête et celles du vaste monde, tournant par instant sur eux-mêmes, éclipsant des soleils, et se mettant en orbite autour d'une quelconque planète inhabitée, d'un objet politique instable ou d'une question sans réponse, revenant ainsi naturellement à leur nuit originelle et sacrée. Il n'y a pas d'hémisphères au cerveau, pas de côtés. Il n'y a pas de zones précises où l'on puisse dire que les choses se passent ou ne se passent pas. Il n'y a que des marécages, des traits ondulés sur le rebord des cartes. Luigi Éden-Théa n'était que le valétudinaire de ces marais. L'auteur improbable de ces cartes aussi futiles que des notes prises dans un carnet de moleskine — formes de nuages, traces sur le sable, lettres incrustées sur la buée des fenêtres. Il paraît que, gauchers ou droitiers, pour chaque homme tué les proto-gangsters de l'Ouest américain faisaient une encoche à la crosse de leur révolver. Selon la légende Billy-le-Kid en aurait eu 14, chiffre magique selon Luigi. Et cetera.

STRIE



Sur la plage inclinée
Le chemin que prend l'eau
Pour regagner la mer.

DELUNA



C'est comme la nuit un jour brille à travers elle il faut qu'un soleil meurt pour que mille étoiles naissent sa mue soulève les peaux et les mers sont redoutées la bête n'a qu'un œil qui cligne au ralenti sa cruauté est immense elle veille alors que nous dormons paraît-il.

M.R.L.T.D XX

Tu sais je suis vraiment très très fatigué
Tout autour de moi n'est plus que fatigue
Un puits de fatigue tournant comme un cyclone
Crâne immense dont je suis l'œil crevé.



Quand tu es venu les premières fois, j'ai senti ton savoir immense
-C'était toi l'océan
Se frotter aux autres, tu as vite appris, pas fanfaron, perte du sens
-Dilué et autre

Le Temps donne toutes les réponses.
-Je ne peux que faire confiance
Le préparer, pour maintenant
-je suis là. Tu sais

WEBSERVANT



Le sens du livre que j'écris est là devant moi. C'est une nuit infime et infinie, disait Luigi Éden-Théa. Une spirale de noirs tissée de terre meuble et d'électricité volatile dans laquelle j'entre, yeux et bras grands ouverts comme — je ne sais pas disait-il —, des antennes de radioastronomie…

M.R.L.T.D XIX



Les jours se suivent et ils se ressemblent,

Les mots se suivent mais ne se ressemblent pas.

La question de savoir si je mets tout ensemble,

N'aura de réponse qu'avec mon trépas.


DÉCHRONIQUE DE LA DÉCITATION

… et quand il y a des mots sur des images… des images sur des mots… des couleurs des mélanges et des coups de pinceaux… Eh bien il peut se passer plein de choses formidables non ? Il n'y a qu'à voir tes toiles mon vieux ! Ou si tu préfères changer d'horizon, disons rien moins que la plus belle invention de tous les temps — né la même année que la psychanalyse comme le faisait malicieusement remarqué Godard — ! Spéciale dédicace cher Éric :

CHRONIQUES DE LA CITATION

C'est bien de savoir que l'on peut effacer des notes. Je n'y avait pas vraiment pensé.





¶— L'Ecclésiaste : « S'il est une chose dont on vous dise : Vois ceci est nouveau ! cette chose existait déjà dans les siècles qui nous ont précédés.»

¶— (…)

¶— Friedrich Nietzsche : « (…) me servant de fiction, je dramatise l'être : j'en déchire la solitude et dans le déchirement je communique.»

¶— Antonin Artaud : « Il ne faut pas trop laisser passer la littérature.»

¶— Georges Bataille : « La littérature est un désir de modifier les rapports qui existent entre les hommes.»

¶— Guy Debord : « (…) le besoin anormal de représentation compense ici un sentiment torturant d'être en marge de l'existence.»

¶— Gertrud Stein : « A rose is a rose is a rose is a rose.»












Il neigeait

A chaque flocon

Sa forme
Son secret
Son partage
Son ailleurs

Sans son

Tout cela était si vrai

UNE PRIÈRE



Ce n'est pas tant que la vie soit si courte, mais c'est vrai que parfois, les journées sont longues. Le temps ne passe pas vraiment le cours de certains jours, et c'est bien plutôt nous qui passons à travers lui. Il passe et se brise comme une fenêtre ouverte sur le mur de l'habitude, sur la plaine de marbre du quotidien dont on fait romans et chansons. Son éclatement blanc, fixera sous la peau quelques milliers de cassons cinglants que l'on appelle tour à tour secondes, instants, souvenirs ou sentiments passagers… Un passage clandestin à peine digne d'être chanté ? Une peine si légère, une guigne si frêle qu'elle s'envolerait au lieu de flotter. Du fracas de verre ne demeureront que des micro-particules luminescentes, comme une fine couche de neige supplémentaire sur le pôle, sur la surface plane des heures et des jours. Des colliers, des chaînes ADN, des spirales de secondes translucides et invisibles à l'œil nu que seul, un passage au rayon X de l'ennui, révèle.

J'aime mon ennui car la mort me dégoûte. J'aime que le temps dure, qu'il soit dur avec moi et me fasse sentir le poids de son passage le plus mou. Je veux sentir le poids prométhéen de chacune de ses secondes, pour n'avoir à dire que le moins possible voire jamais, que telle ou telle journée — qui est aussi excroissance de mon corps, exo-organe et vie minuscule — ait ainsi pu vite passer… Non ! Je ne veux que la vie me soit dévoration pérenne du foie. Je ne puis être que souffrance. Mais si cela se devait, parfois, alors qu'elle le fasse avec mélancolie. Qu'elle accomplisse son œuvre avec fièvre et méticulosité. Qu'elle me saigne donc au ralenti, la vie ! Qu'elle fasse donc que je sois vivant même lorsque je meurs, et que les arbres continuent de pousser. Je vivrai cette contre-aventure avec mes yeux pris dans les miens, tout ensemble en moi penchés, l'ange d'ici-bas, le chien recroquevillé, le calme bloc marmoréen et l'horizon crépusculaire gisant au plus lointain. Amen. Rahamakou'llah

TIT CHAT



Les plantes poussent comme des plantes. Les pierres roulent, ricochent, ruinent et se ravalent en façade parmi d'autres pierres. Les animaux vivent comme des animaux qui vivent, entre autre, parmi les plantes et les pierres. Partout les différentes couleurs diffèrent, et les variantes du bleu bleuissent leur base commune. La Provence serait provençale par nature, et Lyon à peine dépassé, toutes les boutiques accrochent à leur enseigne le même bouquet de lavande ayant valeur d'absolu. Ici, plus haut, plus loin, plus tôt, bien qu'elle n'aime pas son prénom M. s'appellera toujours M., même si elle part en Provence où les animaux les plantes et les pierres bleuissent sous un soit-disant azur permanent. Pourtant, on sait bien que rien ne ressemble parfaitement à rien et ça, ça sera toujours pareil. M. descendra un peu plus bas que la Provence. Elle ramassera des pierres volcaniques et d'autres, plus étranges encore, parées de mille trous de diamètres différents et qui, dans ce coin sud de l'Italie, se font appeler Pentimele… Là-bas, dans un geste naturel oublié depuis l'enfance, elle se roulera dans l'herbe sèche jusqu'au pied d'un olivier chevillé dans le sens du vent. Allongée, n'attendant rien — mais tendant peut-être à quelque chose —, M. fera éclater une nouvelle nuance du bleu à travers ces branches torves. Plus tard, plus loin, plus haut… En rentrant chez elle, elle s'offrira donc la compagnie d'un petit chat à la nuance gris-bleu. Ce n'est pas tout…

DE LA NAISSANCE DES VAGUES





Le ciel vient de prendre cette très précise couleur de prune. Très loin, dans des hauteurs horizontales par-delà mondes et marées, naissent et grandissent les vagues rêveuses qui tissent et détissent le vaste océan. Dans le sein mince d'une île volcanique sertissant des poignées de falaises et de nuages en corolles, sur des grèves de sable immaculé se serrent à l'état naissant les colonies de vagues pures. Accumulées, agglutinées tels des livres sur le rayonnage d'une bibliothèque, gisent et geignent parmi les phoques et les lamantins, toutes les Sirènes, toutes les Néréides et toutes les Gorgones, les Tritons, les Cyclopes et les Vieux de la mer, les reflets de disparus et de suicidés, les têtes coupées, les crânes, les ossements sans sépulture de tous les marins — les fantômes. Vaisseaux, marins solitaires, voyageurs soudain pris de fièvre odysséenne… Combien en vînrent à s'empaler sur ces écueils d'ivoire sans nom, où ne bougeaient finalement que des cadavres en composition, des gueules monstrueuses, des formes tourmentées de nuages aux prises avec la naissance de leur forme horizontale. C'est là qu'ils se tournent et se retournent sans cesse, comme les mouches et les vers sur un cadavre en composition. Ils s'y roulent dans des draps de sable blanc, quasi phosphorescent, qu'ils plient, plissent et repoussent sans cesse vers le large. De loin, la côte de l'île ressemble à la silhouette d'un corps de femme, tranquillement allongé sur la mer. Un corps blanc et nu, se mouvant au ralenti et effectuant sa danse lascive, à la fois lente et saccadée, où coups de hanche, coups d'épaule et de menton caracolent aux pieds des falaises en décochant ces ondes minuscules plus loin dénommées vagues. Toutes les vagues sont des fragments de cette île-origine qui avancent dans la mer. Des lambeaux de sable blanc arrachés à sa peau plissée, des corps neutres élaborés en chemin à travers vents et marées, se chargeant d'alluvions et d'histoires, de rencontres et de scélératesse. La chevelure dénouée des vagues, ondoie à l'infini par strates d'albâtre, par stries lumineuses à la surface des océans, forgeant sous le vent des échos physiques qui montent à travers l'étendue et finissent en moussant par baver sur nos pieds. Desquamations mélangées d'humeurs salines et de plancton, de dégazages et de détritus… les vagues nous servent et nous resservent toute la pourriture du monde programmée. Chacune d'entre elles roule une naissance à la fois énigmatique et simple, un périple aventureux qui n'a de but que la mort, et conjugue horizontalement les trois temporalités. Chacune se borne à les tisser sous nos yeux depuis la limite du paysage et jusqu'au bord de la grève, là où tout s'inverse, là où elle explose puis se recompose pour repartir en arrière, avec nos pensées, nos rêves insondés d'îles mystérieuses et de têtes mythologiques roulés dans des sables d'argent…
C'est ainsi qu'à Patmos, non loin de la grotte où Saint Jean éprouva ses terrifiantes visions, on raconte qu'en tendant bien l'oreille, le soir, et par temps calme, on peut entendre les vagues murmurer au rivage : Apokalupsis… Apokalupsis…

PHASES DU SILENCE



Le texte et la musicalité du texte, ne prendraient leur véritable sens qu'au travers du silence qui les entoure, les précède et les retient comme l'eau ce qui va naître. Un silence donnant lieu et vie à la parole. L'eau est là, l'eau salivaire où se retournent à chaque seconde les fœtus de la parole. Transparente et lente comme une bouche ouverte, l'eau du silence dans sa poche péremptoire ne se déchire qu'à coup d'ongles, à coup de phrases aiguisées, à coup d'à-coup répétés. Je sais qu'il y a toute une vie gisant de vibrations derrière cette paroi transparente. Je sais que le soleil la gagne, que des sons et des ondes la traversent en tous sens et qu'elle peut se dépasser elle-même. Et pourtant je ne peux rien saisir. Tout vient à moi, me touche, qui repart et se dissimule en l'insondable avec la vague. La prédominance de ce silence peut noyer l'esprit. Le silence peut demeurer silence et juste crépiter dans le noir absolu sous l'action des mouches versicolores. Que son eau monte, fut-ce de quelques centimètres autour des chevilles, que le silence se brise ne fut-ce qu'un instant, que la poche élémentaire se fendille et laisse couler un filet d'eau vive et c'est le monde de la possibilité qui passe à travers le miroir en tirant vers le bas, en m'amenant vers le mortel, vers le conflit constant du vif qui commande. Le temps que prend le silence pour devenir parole est peut-être un prétexte au bon, mais il ne peut être qu'un bon prétexte. Tout n'est pas fait pour aboutir à du texte — moins encore à un Livre — et tous les textes n'aboutissent pas. Mais toute l'eau que je bois m'est nécessaire.

PHASES

Je voudrais juste que ça continue comme ça, tout droit, à cheval sur la flèche du temps. Je voudrais des phrases justes, qui durent dans leur objectif propre comme dans une bulle allongée. Qu'elles quittent sans cesse leur orbite, leurs rails, leur aire fauve et qu'elles arrêtent de tourner sur elles-mêmes comme des chiens avant de se coucher — nez dans leur cul. Je voudrais des phrases qui avancent debout. Des phrases qui décollent de la boue à leurs semelles. Des phrases qui marchent comme la vie marche dans la tête. Je voudrais ne pouvoir écrire que des attaques de phrase, des débuts sans but, des têtes de pont et des têtes de phrases. Je voudrais juste des phrases en phase avec l'air ambiant. Des phrases à bouche de lion qui n'auraient pas besoin d'ailes. Des phrases avalant l'air comme les locomotives. Des locophrases. Des phrases avides de mouvement et dont le seul carburant serait cette avidité même. Des phrases omnivores. Des omniphrases. Des phrases n'ayant plus le sentiment d'être un peu juste, d'être gênées aux entournures. Des phrases qui se moqueraient de la phrase d'avant et de la phase d'après, qui se foutraient de leur tournure comme de vraies pommes du verger. Des phrases impuissantes. Des phrases n'ayant barre sur rien. Des phrases sans barre, sans voile, sans moteur ni canot de sauvetage. Des presque sans pilote. Des phrases qui seraient presque des phrases. Des fresques sans mur. Des phresques ?

ÉLÉPHANTIASIS



J'ai beau retourné mon atlas dans tous les sens, le découpage du continent africain ne laisse pas de me donner le tournis. Ces tracés insensés à la règle militaire effaçant des cartes anciennes non-écrites, coupant des peuples en deux, trois ou quatre zones forcloses, enjambant des sanctuaires, des lois tribales, des aires de pèches et de chasses traditionnelles, des bois sacrés, ou des cimetières… Oui ! mal au ventre. J'aimerais pouvoir me contenter d'une licence poétique et conclure que, décidément, il y a comme le profil d'une tête d'éléphant gisant dans la forme monobossue de sa morphologie. Mais aussitôt je dérive à l'Est en songeant à l'Inde — où d'autres éléphants geignent, des semblables, des frères, des esclaves enchaînés au fin fond des forêts —, et que naguère l'on appelait LES INDES, au temps maudit des colonies. Inde multiple mais unie dans la révolte, qui pour solde de tout compte a surgi en une seule et même nation ; état démocratique et fédéral. L'Afrique elle, est et demeurera plurielle. Mais nous continuons de dire l'Afrique, comme l'on disait jadis le Pont Euxin ou l'Arabie heureuse ! Ce ne serait guère important si l'on ne disait pas les Africains comme l'on dit les Arabes ; ou pire la rue arabe, que sais-je encore ? S'il est vrai, prouvé, prouvable au quotidien que les Français sont nuls et non avenus en géographie — jusques et y compris la leur — c'est aussi parce qu'ils manquent de nuance. Nous manquons singulièrement de ce réflexe démocratique, qui sépare les choses pour mieux les appréhender, mieux les comprendre c'est-à-dire les prendre en compte. L'Afrique est certes un continent, mais c'est un continent inconnu pour la plupart d'entre nous. Un continent noir, au sens psychologique du terme. Et voilà pourquoi mon "idée" de profil éléphantesque était une connerie. Et voilà pourquoi je reprendrai l'affaire avec plus de nuance, et moins de bêtise consubstantielle à mon état-civil !