DE LA NAISSANCE DES VAGUES





Le ciel vient de prendre cette très précise couleur de prune. Très loin, dans des hauteurs horizontales par-delà mondes et marées, naissent et grandissent les vagues rêveuses qui tissent et détissent le vaste océan. Dans le sein mince d'une île volcanique sertissant des poignées de falaises et de nuages en corolles, sur des grèves de sable immaculé se serrent à l'état naissant les colonies de vagues pures. Accumulées, agglutinées tels des livres sur le rayonnage d'une bibliothèque, gisent et geignent parmi les phoques et les lamantins, toutes les Sirènes, toutes les Néréides et toutes les Gorgones, les Tritons, les Cyclopes et les Vieux de la mer, les reflets de disparus et de suicidés, les têtes coupées, les crânes, les ossements sans sépulture de tous les marins — les fantômes. Vaisseaux, marins solitaires, voyageurs soudain pris de fièvre odysséenne… Combien en vînrent à s'empaler sur ces écueils d'ivoire sans nom, où ne bougeaient finalement que des cadavres en composition, des gueules monstrueuses, des formes tourmentées de nuages aux prises avec la naissance de leur forme horizontale. C'est là qu'ils se tournent et se retournent sans cesse, comme les mouches et les vers sur un cadavre en composition. Ils s'y roulent dans des draps de sable blanc, quasi phosphorescent, qu'ils plient, plissent et repoussent sans cesse vers le large. De loin, la côte de l'île ressemble à la silhouette d'un corps de femme, tranquillement allongé sur la mer. Un corps blanc et nu, se mouvant au ralenti et effectuant sa danse lascive, à la fois lente et saccadée, où coups de hanche, coups d'épaule et de menton caracolent aux pieds des falaises en décochant ces ondes minuscules plus loin dénommées vagues. Toutes les vagues sont des fragments de cette île-origine qui avancent dans la mer. Des lambeaux de sable blanc arrachés à sa peau plissée, des corps neutres élaborés en chemin à travers vents et marées, se chargeant d'alluvions et d'histoires, de rencontres et de scélératesse. La chevelure dénouée des vagues, ondoie à l'infini par strates d'albâtre, par stries lumineuses à la surface des océans, forgeant sous le vent des échos physiques qui montent à travers l'étendue et finissent en moussant par baver sur nos pieds. Desquamations mélangées d'humeurs salines et de plancton, de dégazages et de détritus… les vagues nous servent et nous resservent toute la pourriture du monde programmée. Chacune d'entre elles roule une naissance à la fois énigmatique et simple, un périple aventureux qui n'a de but que la mort, et conjugue horizontalement les trois temporalités. Chacune se borne à les tisser sous nos yeux depuis la limite du paysage et jusqu'au bord de la grève, là où tout s'inverse, là où elle explose puis se recompose pour repartir en arrière, avec nos pensées, nos rêves insondés d'îles mystérieuses et de têtes mythologiques roulés dans des sables d'argent…
C'est ainsi qu'à Patmos, non loin de la grotte où Saint Jean éprouva ses terrifiantes visions, on raconte qu'en tendant bien l'oreille, le soir, et par temps calme, on peut entendre les vagues murmurer au rivage : Apokalupsis… Apokalupsis…

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